On a tout dit sur la mort de Pier Paolo Pasolini, survenue il y a quarante ans jour pour jour, le 2 novembre 1975, sans qu'aucune vérité définitive n'émerge. Mais l’important dans la disparition de Pasolini n’est pas de savoir s’il a été la victime d’un ou plusieurs truands, si le crime n’était que crapuleux ou si, plus probablement, ses racines remontaient loin dans l’extrême-droite, voire la droite italienne. L’important dans cette disparition, c’est que la figure de Pasolini n’a justement jamais disparu. Elle fait même, depuis la mort de l’auteur des Lettres luthériennes et réalisateur de L’Evangile selon Saint Matthieu, de l’écrivain des Écrits corsaires et cinéaste jusqu’au-boutiste de Salo ou les cent-vingt journées de Sodome, l’objet de nombreuses, vives et dissemblables admirations.
L’essayiste Gaël Brustier souligne que ce Pasolini resté si actuel et dont l’influence intellectuelle s’est étendue bien au-delà des frontières italiennes s’inscrit dans l’histoire de la gauche transalpine et les soubresauts de la violence de son temps:
«Il ne faut pas couper Pasolini du climat politique de son époque. Dans les années soixante et soixante-dix, il y avait bien sûr les actions menées par les Brigades Rouges mais on assistait aussi à la radicalisation et à la montée de groupes d’extrême-droite, comme le Mouvement social italien (MSI). L’époque de Pasolini, c’était des années "bastonneuses".»
Pasolini est un marxiste hétérodoxe qui n’hésite pas à rompre avec le Parti communiste italien. Mais il est unlien que Pasolini ne brisera jamais: sa filiation intellectuelle avec Antonio Gramsci, l’un des fondateurs du PCI. «Pasolini s’est réapproprié la pensée de Gramsci, dont les communistes avaient fait une figure de martyre un peu désincarnée. Il partage avec Gramsci un intérêt pour les marges de la société, pour les liens entre culture et traditions populaires. Pasolini a une approche sensible de son peuple», analyse Gaël Brustier, auteur de A demain, Gramsci, qui noteensuite «l’angoisse» du philosophe, poète et metteur en scène devant «l’uniformisation» induite par la société de consommation. Dans un extrait tiré de ses Ecrits corsaires, Pasolini s’en prend ainsi au lissage de la diversité par la globalisation moderne:
«La fausse expressivité du slogan constitue le nec plus ultra de la nouvelle langue technique qui remplace le discours humaniste. Elle symbolise la vie linguistique du futur, c’est-à-dire d’un monde inexpressif, sans particularismes ni diversités de cultures, un monde parfaitement normalisé et acculturé».
«Communiste car conservateur»
Cette méfiance devant la culture du progrès lorsque celui-ci n’est pas remis en question, cet esprit qui refuse de se satisfaire de la modernité en tant que telle, a rendu Pasolini sympathique auprès d’intellectuels très critiques de la gauche, comme Jean-Claude Michéa. Dans son grand ouvrage Le complexe d’Orphée, Pasolini est cité en exergue par ce socialiste inclassable: «Ce qui nous incite à revenir en arrière est aussi humain et nécessaire que ce qui nous pousse à aller de l’avant.»
Michéa s’appuie également sur Pasolini pour critiquer le jeunisme (dans lequel il voit un embrigadement déguisé des jeunes) commun aux totalitarismes et à la société de consommation libérale ou dénoncer «l’anesthésie du sens moral» des élites.
Cette complicité des deux penseurs par-delà la mort de l’Italien pourrait bien inquiéter certains observateurs au progressisme un peu frileux ou sourcilleux, comme s’en amusait déjà le journaliste Emmanuel Poncet en 2002. Leur terrible soupçon serait le suivant: et si Pasolini était un «réac» au fond, voire un «rouge-brun»?
Kévin Boucaud-Victoire a co-fondé Le Comptoir, un site «socialiste, républicain et décroissant». Avec ses compagnons de plume, il met en place un dispositif particulier cette semaine autour de Pier Paolo Pasolini en choisissant de se pencher sur l'Italien tout au long de la semaine. Pour lui, c’est justement le socialisme atypique, populiste au sens noble du terme, qui fait l’intérêt majeur de l’écrivain né à Bologne:
«Pasolini est un homme-clé pour comprendre le capitalisme contemporain et le système qui l’accompagne. Et, comme Simone Weil, Proudhon ou Orwell, il relève d’un conservatisme socialiste. Dans un entretien, il a même déclaré: "Je suis communiste car conservateur". Attention, il ne faut pas comprendre son conservatisme comme une volonté de conserver des privilèges, de voir l’ordre social existant se prolonger mais il s’agit pour lui de prendre appui sur des valeurs populaires pour mieux construire le progrès.»
Récupéré et mutilé par l’extrême-droite
Être la cible privilégiée de la haine de l’extrême-droite dans les années 70 puis susciter son admiration quarante ans plus tard: c’est la trajectoire que connaît la mémoire de Pier Paolo Pasolini depuis quelques années. Alain Soral, qui se réclame selon ses propres mots d’un «national-socialisme à la française», ne tarit en effet pas d’éloges à son sujet.
Un jour, il rend hommage au film christique et révolutionnaire L’Evangile selon Saint-Matthieu. Un autre, il assure dans une vidéo que les cadres d’un mouvement néofasciste italien lisent Pasolini. Alain Soral se sert même d’une observation des Écrits corsaires sur le«fascisme de la société de consommation» pour mieux disculper le fascisme mussolinien.
Une utilisation qui détourne le raisonnement de Pasolini. Il est vrai que celui-ci a dépeint la mondialisation mercantile comme «le vrai fascisme» mais il estime par ailleurs dans Les Ecrits corsaires que la société de consommation ne fait qu’achever la logique du fascisme:
«Aucun centralisme fasciste n’est parvenu à faire ce qu’a fait le centralisme de la société de consommation. Le fascisme proposait un modèle réactionnaire et monumental, mais qui restait lettre morte. Les différentes cultures particulières (paysannes, sous-prolétariennes, ouvrières) continuaient imperturbablement à s’identifier à leurs modèles, car la répression se limitait à obtenir leur adhésion en paroles. De nos jours, au contraire, l’adhésion aux modèles imposés par le centre est totale et inconditionnée. On renie les véritables modèles culturels. L’abjuration est accomplie. On peut donc affirmer que la "tolérance" de l’idéologie hédoniste voulue par le nouveau pouvoir est la pire des répressions de toute l’histoire humaine.»
Kevin Boucaud-Victoire, qui voit dans la pensée de Pasolini la possibilité d’une refondation populaire de la gauche, explique cet attrait de l’extrême-droite pour lui:
«Pasolini, c’est un socialiste d’un autre genre. Il se revendique du catholicisme bien qu’athée, il se moque de l’antifascisme quand il est une mise en scène, ce qu’il appelle "l’antifascisme tout confort". Après son départ du PCI, il a aussi beaucoup critiqué certains de ses anciens camarades communistes. Il critique aussi la libération sexuelle, cet hédonisme associé à un culte de la transgression cher à la publicité actuelle.
Tous ces éléments sont récupérables par l’extrême-droite. Sauf que celle-ci, avec Soral en tête, occulte systématiquement des pans de sa pensée pour la détourner. Par exemple, il oublie que Pasolini avait condamné le fascisme mussolinien et avait été très marqué par la mort de son frère, militant antifasciste. Et quand il relève que Pasolini a critiqué la libération des mœurs, il ne précise pas que Pasolini était homosexuel et se battait pour les droits des homosexuels.»
Dans sa préface à L’Idiot de la famille, consacré à Gustave Flaubert, Jean-Paul Sartre ironisait: «On entre dans un mort comme dans un moulin.» C’était finement observé.